Interview / De l'Orénoque à l'Amazone : récit d'une navigation à bord d'un voilier de 10 m
En 1989, Jean-François Diné entreprend un périple de plus de 5 000 km au coeur de la forêt amazonienne sur un voilier de 10 m. Il devient le premier bateau de plaisance à relier les fleuves Orénoque et Amazone. Rencontre avec ce plaisancier hors norme.
Jean-François Diné a été le 1er plaisancier à relier les fleuves Orénoque et Amazone en Amérique du Sud dans les années 1980, sur un voilier de 10 mètres construit de ses propres mains. Une navigation impressionnante lui ayant fait franchir une suite de rapides avec son voilier, traverser les territoires des Indiens Yanomamis aux confins du fleuve Orénoque, et se perdre dans le labyrinthe des bancs de sables du Rio Negro, un affluent de l'Amazone. Il nous raconte cette expérience tout autant dangereuse que passionnante.
Pourquoi vous être lancé dans la navigation sur un fleuve, et quelles caractéristiques spécifiques de votre voilier ont, selon vous, facilité la liaison des fleuves Orénoque et Amazone ?
En fait, au départ, il n'était pas question d'aller en Amazonie. C'est pour un tour du monde que j'avais largué les amarres, pas pour remonter des fleuves. J'avais tout préparé pour cela, je m'étais procuré toutes les cartes des canaux de Patagonie, des îles du Pacifique, de l'océan indien... Mais ma femme, enfin mon ex, n'aimait pas la mer. Je pensais qu'elle allait s'y faire, mais non, elle ne s'y est jamais faite. Comme je n'avais vraiment pas envie d'abandonner ce projet qui était un vieux rêve de gosse et pour lequel j'avais quand même consacré cinq années de ma vie pour avoir le bateau, je me suis dit que la solution serait de remonter les fleuves et rivières. On était descendu en Méditerranée par la Seine, la Saône, le Rhône, et cela ne l'avait pas effrayée. Sur les rivières, cela ne bouge pas, la terre est de chaque côté, on pose l'ancre le soir, le matin on a bien dormi, et cela lui convenait très bien. On a donc commencé par l'Afrique de l'ouest avec les fleuves Gambie, Saloum, Casamance, en nous arrêtant dans les villages... Tout allait bien. Le problème est qu'elle opposa un veto total concernant les canaux de Patagonie. Et je n'avais vraiment pas envie de me retrouver dans un port des Antilles après avoir rêvé de voyage à l'autre bout du monde... Alors, après une escale prolongée en Guyane Française pour y refaire la caisse de bord, nous nous sommes arrêtés sur le Fleuve Maroni, dans le village Galibi de Terre Rouge. Les amérindiens sont vraiment des gens adorables. Ils nous acceptent comme nous sommes, ne sont jamais dans le jugement. Cette escale a duré plusieurs mois. Puis, nous sommes repartis vers le Nord avec l'idée de passer le carnaval au Venezuela. C'est dans une petite baie, non loin du port de Guiria, dans le golfe de Paria, que l'on a atterri. Il n'y avait que le sextant pour se diriger à l'époque... On a alors sympathisé avec un vieux pécheur qui nous a invité chez lui. Une grande carte décorative du Venezuela garnissait son mur. Un détail bizarre figurait sur cette carte : un petit trait bleu entre le fleuve Orénoque et le Rio Negro, un affluent de l'Amazone. Le pécheur expliqua qu'il s'agissait d'un canal reliant les deux fleuves, sans pouvoir donner plus de précisions. C'est à ce moment qu'à germé l'idée de ce périple...
Durant une quinzaine de jours, j'ai essayé de collecter des informations auprès des différentes administrations. Mais c'était le flou complet. Personne ne pouvait me donner aucune information valable, mis à part qu'il y avait là une région absolument merveilleuse, habitée par des gens comme il n'en existe nulle par ailleurs, une sorte de paradis terrestre en quelque sorte, et que cette région s'appelle le bassin Orénoque-Amazone... C'est avec cette seule indication que l'on s'est lancé dans l'aventure... Je pensais trouver des cartes en remontant, mais plus on remontait et moins on trouvait. En fait, il n'en existait tout simplement pas.
Pouvez-vous nous expliquer la stratégie de remorquage que vous avez employée pour éviter les chutes d'eau à Puerto Acucio et comment cela a impacté votre progression ?
Il n'y a pas eu beaucoup de solution. Il a fallu trouver une remorque assez solide, la descendre suffisamment profond, poser le bateau dessus, la ressortir de l'eau avec deux tracteurs, puis emmener le bateau de l'autre côté des rapides. Cela a été deux journées de stress total. Les roues de la remorque s'enfonçaient dans le sable, nous avons trouvé un deuxième tracteur pour le monter sur la rampe mais le câble de traction était rouillé et s'effilochait par endroit. J'ai dû chercher des cales de bois de manière à les placer sous les roues de la remorque à mesure qu'elle montait pour le cas où il vienne à se rompre.
La traversée du Puerto Ayacuche a été extrêmement pénible. L'avenue principale était bordée de vieux arbres dont les branches formaient comme une voûte au-dessus de la route, il fallait couper toutes celles qui refusaient de plier. On a ensuite été contraint de passer sous des centaines de fils électriques en les soulevant un à un à l'aide d'une gaffe de bois. L'un d'eux a quand même été arraché... La piste traversant la forêt était cabossée de nombreux trous, et le chauffeur roulait beaucoup trop vite. L'un de ces trous, énorme, faillit presque faire basculer la remorque avec le bateau... À un endroit, l'un des gardes nationaux qui nous escortait lâcha une rafale dans la forêt...
La remise à l'eau s'effectua sans trop de problème. Le mât fut relevé grâce à la grosse branche d'un arbre qui surplombait le fleuve.
On passa la nuit sous cet arbre. Le lendemain matin, on retrouva un serpent endormi en boule sur le pont du bateau, sous la survie que j'avais dû déplacer à cause du mât. Une espèce très dangereuse qu'un indien a dû tuer avec une rame...
Comment s'est passée la renconctre avec les Indiens Yanomamis et la découverte de cette région isolée de l'Amazonie ?
En fait, le village où nous nous sommes arrêtés était situé sur le Rio Siapa, un fleuve se jetant dans le sud du fameux canal naturel reliant l'Orénoque et le Rio Negro. Lorsque l'eau est haute, on peut aller presque n'importe où dans cette forêt. Il y a de la profondeur partout ; c'est vraiment incroyable.
Les Yanomamis n'avaient bien sûr jamais vu de voilier. Ils ignoraient même ce qu'était un océan...
Ils n'ont pas de télévision ni quoi que ce soit pour les relier au monde tel qu'il existait à l'époque. En fait, ils n'ont rien, enfin presque rien. Un hamac, un arc et des flèches, quelques ustensiles de cuisine, une calebasse, c'est tout.
La plupart du temps, ils sont nus. Mais de tout évidence, rien ne leur manque. Une chose est absolument indéniable : ils sont heureux ! Ils le sont même très certainement plus que nous, car ils vivent toujours l'instant présent. Ils ne se projettent pas en permanence dans le futur, ils n'anticipent pas comme nous le faisons dans nos société occidentales. Quand ils mangent un fruit, ils sont heureux de manger ce fruit et cela s'arrête là. Vraiment, ils sont plus heureux que nous.
La particularité m'ayant le plus marqué, c'est qu'ils ne nous accueillent pas, ils nous intègrent directement. C'est une culture vraiment très particulière, car on a presque l'impression de faire tout de suite partie de la tribu... C'est vraiment très agréable.
On peut trouver beaucoup de récit de gens ayant vécu avec les Amérindiens, forcément, ils nous acceptent sans aucun problème lorsque l'on arrive chez eux. Vous arrivez, vous construisez votre carbet, et vous vivez avec eux. Ce n'est pas plus compliqué que ça. Il aurait été possible de rester très longtemps si nous en avions eu envie. Ils nous ont demandé pourquoi on ne se construisait pas un carbet comme ils en ont.
On a pu assister à tout ce qui se passait. On a pu savoir tout ce qui nous intéressait. On a mangé avec eux, sous leurs carbets ; eux venaient sur le bateau. À chaque fois, femmes et hommes se paraient de belles peintures, c'était vraiment formidable.
Deux d'entre eux parlaient un peu espagnol, ce qui nous a permis de créer une sorte de lexique yanomami-Français, très succinct, boire, manger, dormir, mais qui nous permettait de les comprendre et de nous faire comprendre. Cela s'accompagnait bien souvent de gestes, et même de petits dessins, mais on a pu vraiment communiquer avec eux et comprendre beaucoup de choses.
Ce sont des régions interdites aux touristes. Du moins lorsque l'on y est allé. Je ne sais pas ce qu'il en est actuellement. J'espère que c'est encore le cas, car il faut vraiment préserver ces cultures incroyables... On a quand même réussi à avoir les autorisations. Mais on nous a bien prévenu que quoi qu'il arrive, personne ne pourrait intervenir. On nous avait montré la tombe d'un missionnaire ''qui n'avait pas eu de chance'' en nous disant qu'ils pouvaient faire ce qu'ils voulaient, car ils étaient chez eux.
Nous sommes restés pratiquement deux mois, durant lesquels le niveau de l'eau était considérablement descendu. À ce moment, nous ignorions tout de ce que peut être la navigation sur le haut rio Negro, aussi nous faut-il partir, sous peine peut-être de devoir rester bloquer jusqu'à ce que l'eau remonte l'année prochaine. Aussi faisons nous nos adieux au village, remontons l'ancre, et rallions le rio Negro.
Comment avez-vous abordé la prise des rapides avant d'atteindre Santa Isabel, notamment face aux défis des courants puissants et des dénivelés sur le fleuve ?
Cela a été très compliqué. Personne n'était jamais passé par là avec un pareil bateau, on ne savait même pas si c'était possible, mais il fallait quand même y aller car l'eau continuait à descendre. Il n'était même pas certain qu'elle serait remontée suffisamment l'année d'après pour permettre le retour par l'autre côté. À mesure de notre descente vers l'Amazone, les rapides se font de plus en plus en plus nombreux, de plus en plus fort. Le niveau de l'eau est déjà trop bas. À certains endroits, le fleuve nous apparaît comme bouché par une barrière rocailleuse.
Nous devons malgré tout poursuivre notre progression jusqu'à découvrir la passe, car il existe toujours une passe, même si elle n'est pas évidente à trouver. Ce sont là des moments de stress inouïs. Par place, l'eau s'accélère. D'énormes remous se forment sous la coque.
Des récifs immergés créent de grosses turbulences dans le courant. On croirait naviguer dans une gigantesque marmite bouillonnante.